Entrevue: Professeur Norman Cornett et l'approche dialogique
Discussion sur l'enseignement et le système académique
Le professeur Norman Cornett a créé l'approche dialogique il y a 37 ans et il nous a généreusement offert son temps pour discuter de cette méthode particulière qu'il a développé dans ses salles de classe, en réponse à la détresse des étudiants dans le milieu académique. M. Cornett nous raconte la genèse de l’approche dialogique et le besoin urgent de repenser l’éducation. Il nous explique également comment ses études en sciences des religions l’ont mené à développer une telle approche. Ses méthodes non conventionnelles ne passèrent pas inaperçu entre les murs de l’université McGill, car en effet Professeur Cornett a aboli les examens dans ses cours et a basé son enseignement sur le dialogue, la discussion, l’écriture intuitive et en invitant des gens de différents milieux (musique, art, politique, culture, etc) à animer des discussions interactives en classe. Un documentaire fort intéressant a été réalisé en hommage à sa carrière d’enseignant, par l’artiste abénaquise Alanis Obomsawin en 2009 : https://www.onf.ca/film/professeur-norman-cornett-double/
Professeur Norman Cornett est docteur en sciences des religions, il fut professeur à l'université McGill de Montréal pendant 15 ans, il est également traducteur, critique d'art, commissaire d'exposition et théoricien. Il nous invite au Centre Afrika, un lieu d’hospitalité solidaire en plein centre de Montréal, pour partager sa vision de l’enseignement.
Intro - Présentation du Centre Afrika
F.L. : Bonjour professeur Norman Cornett, merci de m'accueillir au Centre Afrika pour cette discussion. Est-ce que vous pouvez faire un bref résumé du lieu où on est ?
N.C. : Volontiers. On est au Centre Afrika, au coeur même de la ville de Montréal, et le centre Afrika fait le pont entre le Québec, le Canada, l'Amérique du Nord et l'Afrique. Tous les gens qui sont ici, ce sont des gens qui ont oeuvré, qui ont donné leur vie, qui ont consacré leur temps, leur carrière à l'Afrique. Il y a en haut des infirmières, il y a des enseignants, enseignantes, et ces gens-là, donc il y a la direction qui est de l'Afrique, et ces gens qui viennent souvent pour la retraite veulent maintenir des relations, des liens, et donc ils ont créé le Centre Afrika comme un centre névralgique, puisque Montréal, le Québec, reçoit beaucoup de gens de l'Afrique. Donc c'est un lieu de rencontre, c'est un lieu interculturel, c'est un lieu de la diversité, c'est un lieu de dialogue, et c'est grâce au Centre Afrika que j'ai pu présenter une exposition internationale à laquelle vous avez assisté. Donc pour moi le Centre Afrika, et d'autant plus qu'il s'agit d'un lieu établi à l'origine par les missionnaires d'Afrique, donc en sciences des religions, ça fait partie importante de mes études pour le doctorat, et je voulais comprendre comment eux, ils ont créé un espace transitionnel entre le Québec et l'Afrique. Et c'est un espace transitionnel, et fondé sur des bases religieuses, et donc ici on peut rencontrer des malgaches, on peut rencontrer des gens du Togo, du Burkina Faso, du Congo, c'est absolument fascinant, c'est un véritable carrefour, et donc je tiens à faire connaître, à diffuser la connaissance du Centre Afrika, parce qu'il est là, à notre portée, tout à côté de la grande bibliothèque de Montréal. Donc j'estime, mademoiselle Farah, qu’il y a beaucoup de connaissances, de savoirs, à la grande bibliothèque de Montréal, et ici au Centre Afrika, il y a beaucoup de connaissances et de savoirs vécus par des gens absolument fascinants qui habitent, et qui sont les gens qui offrent ce lieu comme un lieu de rencontre, de dialogue, et ça va de pair avec mon approche dialogique.
F.L. : C'est super, merci de nous accueillir dans ce lieu pour discuter.
N.C. : Merci à vous, mademoiselle Farah.
L’approche dialogique
F.L. : Donc, je voulais vous demander comment vos études en sciences des religions vous ont amené à développer l'approche dialogique.
N.C. : En fait, j'ai créé il y a 37 ans l'approche dialogique parce qu'il y avait un besoin criant dans les salles de classe universitaire, les miennes du moins. C'est que je me suis rendu compte d'abord comment rendre le sujet des sciences des religions d'intérêt pour tout le monde et pas seulement pour celles et ceux dont c'était la spécialité à l'université. Comment pourrait-on élargir cette discipline, ce champ d'études, de sorte que ça rejoigne tout le monde ? Parce qu'en fait, j'estime que cette soif, cette faim du sacré, de la transcendance, du spirituel, nous habite tous. Qu'on soit spécialiste en biologie, qu'on soit spécialiste en mathématiques, qu'on soit spécialiste en sociologie. Donc je voulais rejoindre, on dit en psychologie, il y a une expression qui est pour moi un principe opérateur qui m'a poussé à la création de l'approche dialogique. Les psychologues parlent des besoins affectifs. C'est qu'il faut rencontrer des besoins affectifs. Et je me suis rendu compte que c'est ça le défi en pédagogie. Oui, il y a des faits, il y a des données, il y a des statistiques, il y a certes des idées et des concepts, mais il y a aussi toute la dimension affective. Donc l'intégrer et la raison d'être de l'approche dialogique, c'est de créer un tout, un ensemble qui répondait aux besoins affectifs.
F.L. : Oui, venir toucher les élèves, vraiment venir les chercher dans ce qui leur parle, dans ce qui est important pour eux. Et puis au-delà de la simple théorie qui peut être rationnelle et dissociée de l'individu.
N.C : Oui, en fait, toucher le tréfonds de l'étudiant et de créer une approche qui les interpellait de façon sensorielle. Puisque je suis professeur, je suis un étudiant éternel, j'ai toujours à apprendre. Et je me suis posé la question, et l'expression technique pour apprendre, c'est l'acquisition cognitive. Or, je me suis posé la question, mais comment est-ce qu'on apprend ? Comment pourrait-on mieux apprendre ? Est-ce que l'acquisition cognitive se limite à la seule lecture d'un texte, de l'apprendre par coeur et ensuite de le répéter ? Ou pourrait-on se servir de tous nos sens ? Le sens auditif, le sens visuel, le sens tactile, tangible et même le sens olfactif, qui est le deuxième plus fort sens dans le cerveau humain. Et ça m'a amené vers les arts, parce que les arts sont sensoriels. Et je me suis dit, on peut apprendre par tous nos sens, et pas uniquement par la lecture, mais la lecture certes fait partie intégrante de l'enseignement.
F.L. : Oui, je pense que si l'enseignement se basait plus sur l'expérience et la présence aussi totale de l'individu et du corps, alors que quand on est un élève, on est en classe, on se sent… il y a une dissociation en quelque sorte, on essaie d'ouvrir notre cerveau à 8h du matin, mais en soi, on n'est pas complètement présent. Donc, comment le professeur peut essayer de créer une expérience totale ?
N.C. : Tout à fait. Et Hegel parlait de la thèse, l'antithèse et synthèse. Donc, c'est le défi que je me suis donné, comment est-ce qu'on pourrait se servir de tout ce qui est à notre disposition pour aller au-delà de la thèse, au-delà de l'antithèse, et de créer une synthèse, je dirais plus, une synergie cognitive, de sorte que, oui, vous l'avez appris, vous l'avez lu, mais vous l'avez entendu, vous l'avez touché. C'est une des raisons que j'ai invité, et je collabore encore avec des sculpteurs dans les arts visuels. Et je dois vous dire, mademoiselle Farah, que les arts constituent l'axe de mon approche dialogique ou science de l'éducation. Et pour cause. Parce que les arts favorisent la pensée créative et l'expression créative, et ce sont les arts qui constituent le portail de l'imaginaire.
F.L. :Exactement, c'est un portail, c'est une ouverture sur ce monde. Et puis, quelles ont été les pratiques concrètes que vous avez mises en place pour développer cette approche ? Ou, disons, je pense que par l'écriture aussi, en invitant des gens, en stimulant la discussion, mais quelles ont été vos premières approches ?
N.C. : Oui, l'écriture, c'est certain. Et je dirais, André Breton employait l'expression « l'écriture automatique », je préfère, moi j'appelais ça « l'écriture intuitive ». Donc, je présentais un texte, ou je présentais une composition, ou je présentais un film, et je présentais donc du matériel, et j'invitais les étudiants et étudiantes sous le jet, dans l'instant même, d'écrire ce qu'elles ont vécu. Donc, vous avez raison de souligner l'expérience. L'approche dialogique que j'ai créée est foncièrement expérientielle. Parce que quand on l'a expérimentée, eh bien là, ça nous reste, ça nous colle. C'est comme presque dans l'adn de l'acquisition cognitive. Et pourquoi est-ce que j'ai fait cela, mademoiselle Farah ? Parce que je me suis rendu compte, en tant qu'étudiant pendant des décennies, c'est que j'étudiais, j'avais la tête bourrée pour un examen, pour un essai, pour une note, pour un... Et l'instant que j'ai quitté la salle de classe, j'avais tout oublié.
F.L. : Oui, donc, où est l’acquisition ?
N.C. : Mais qu'est-ce que ça vaut si ça ne reste pas ? Pourquoi faire ?
F.L. : Et est-ce que vous avez vu une évolution concrète chez les élèves, un feed-back, disons, de leur part ?
N.C. : Ah oui, je me souviendrai toujours d'une étudiante du Sri Lanka. Donc, puisqu'elle était du Sri Lanka, elle était, elle avait fait ses études primaires et secondaires de lycée, quoi, dans le système britannique, puisque c'était une ancienne colonie britannique. Donc, elle m'a dit, professeur Cornett, j'avais entendu parler de vos cours, et moi, j'étais habituée au système britannique, avec les examens et apprendre par coeur. Et elle dit, au début, quand je suis entrée dans votre classe, je me suis dit, je me suis vu comme un oiseau. Et l'oiseau, normalement, est en cage.
F.L. : Oui, c'est comme ça que l’étudiant se sent.
N.C. : Et elle disait, je me suis posée la question, mais où est la cage ? Où est la cage ? Puis, à mi-chemin, dans le semestre, dans les cours, elle dit, professeur Cornett, là, je me rends compte, je me rendais compte que la porte de la cage était grande ouverte. Et le dernier jour du cours, elle est venue me voir. Elle dit, professeur Cornet, je me rends compte, là, maintenant, qu'il n'y a pas de cage, qu'il n'y a pas de porte, que je suis un oiseau et que, dans ma vie, j'avais oublié comment voler.
F.L. : Et puis, est-ce que vous avez rencontré certaines failles, certaines limites et certaines faiblesses de votre méthode dialogique ?
N.C. : Oui, les gens qui préfèrent que ce soit linéaire, noir et blanc, vrai ou faux, donc binaire, se sentent désorientés, mal à l'aise, ce n'est pas écrit, gravé en pierre. Alors que quand la connaissance, le savoir, la vérité est souple, est amorphe, est fluide, pour des gens, ça les rend mal à l'aise, il y a des gens que ça rend mal à l'aise. Mais ce qui m'a beaucoup étonné, mademoiselle Farah, c'est que dans les dernières années de mon enseignement universitaire, j'avais de plus en plus d'étudiants en sciences pures, en chimie, en bio. Et ces gens-là, je leur ai demandé, pourquoi vous suivez mes cours ? Et ils m'ont dit, parce que dans nos cours, tout est figé. Or que chez vous, et beaucoup voulait devenir médecin, beaucoup de mes étudiants sont maintenant des médecins, voire des médecins spécialistes, ils nous ont dit que ça nous a permis d'avoir une plus grande largesse, une plus grande liberté et de pouvoir explorer. Et croyez-le ou non, il y avait un étudiant coréen de Toronto qui était mon étudiant, et lui, disait que…beaucoup de mes étudiants voulaient tous devenir, soit médecins, avocats ou chefs d'entreprise, des PDG. Et c'était que ça qu'ils visaient. Et bien, cet étudiant coréen, comme beaucoup de familles immigrantes, ses parents sont venus de la Corée du Sud, ils sont devenus propriétaires d'un dépanneur, ils ont donné corps et âme à l'entreprise, au commerce, pour que leurs enfants vivent le rêve canadien de pouvoir s'épanouir et atteindre les hauts échelons de la société canadienne. Et donc, il est allé, il a pris l'examen pour devenir médecin, il faut passer un examen, MCAT, M.C.A.T. Donc, dans cet examen, qui est préalable à l'acceptation dans une faculté de médecine, il y a beaucoup de questions scientifiques, biologiques, chimiques, des formules, des données, des faits, et tout ça. Et eux, mes étudiants, qui étaient dans les sciences pures, avaient l'habitude de faire cela. Or, cet étudiant coréen m'a écrit exprès, une fois qu'il était médecin, il dit professeur Cornett, quand j'étais dans l'examen du M.C.A.T. pour entrer en faculté de médecine, la dernière section, c'est, on vous pose une question, et là, réponse libre, et puis il faut se donner complètement, et écrire de façon libre, de façon, l'écriture automatique, ou, comme moi j'appelle, l'écriture intuitive. Il dit, j'étais figé dans la salle d'examen, et tout d'un coup, dans ma mémoire, je me retrouvais dans votre salle de classe, et nous, on écrivait tout ce qui nous passait par l'esprit. Et j'ai eu la meilleure note possible dans mon examen, et maintenant, il est médecin spécialiste.
F.L. : Parce qu'il n'aurait pas peut-être ouvert cette façon de penser, cette façon d'écrire, s'il n'avait pas eu la possibilité de le faire.
N.C. : Et ça aide beaucoup, parce que pour les médecins, c'est, certes, la science, les sciences sont à la base de la médecine, mais il y a aussi l'approche personnelle, humaine, individuelle, et cette approche dialogique leur permet de personnaliser, d'humaniser, voire d'individualiser, le savoir, la connaissance, voire les études.
F.L. : Et c'est essentiel pour un médecin. Dernière petite question, c'est, est-ce qu'il y a des étudiants qui ont, exemple en classe, qui n'ont pas aimé cette approche, ça les frustraient, ou qui n'ont pas réussi à trouver cette liberté, ou quelque chose de pertinent là-dedans.
N.C. : Il y a, d'abord, vous le savez, mademoiselle Farah, quand on s'inscrit dans un cours, bien souvent, on peut être absent du cours. Il suffit de passer les quiz, les examens et l'essai final. Or, les étudiantes et étudiants qui voulaient avoir les crédits, qui voulaient avoir la meilleure note, mais sans assister, ça les frustrait, énormément.
F.L. : C'est sûr, parce que ce n'était pas du tout la forme habituelle.
N.C. : Ça ne suffisait pas, il fallait être bien présent. Et la présence, elle est de rigueur dans l'enseignement. Parce qu'au fond, apprendre, enseigner, c'est surtout une expérience qui se réalise en présentiel.
F.L. : Définivitivement, c'est l'expérience de la classe et de la rencontre.
N.C. : Et du dialogue entre les êtres humains.
F.L. : Effectivement. Parfait, merci.
N.C. : Merci à vous mademoiselle Farah.
Merci au Professeur Norman Cornett pour cette entrevue et merci au Centre Afrika pour nous avoir accueilli chaleureusement dans ses locaux !